La première question primordiale qui s'est imposée à elles a été celle de la définition de l'expression «féminisme islamique». Malika Hamidi est une sociologue belge. Auteure d'une thèse sur les féministes musulmanes européennes en contexte postcolonial à l’Ehess Paris, elle est aussi membre du
steering committee du projet européen «forgotten Muslim women in Europe» et militante, directrice générale du think tank European Muslim Network .
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Autre figure célèbre du courant féministe américain, la sulfureuse Amina Wadud. Cette femme qui refuse l'étiquette de féministe, est une fervente promotrice de l'égalité homme/femme en islam. Elle s'est rendue célèbre en étant la première femme à diriger publiquement la prière devant des hommes, en mars 2005. Cette approche, jugée provocatrice et inutile par beaucoup de féministes musulmanes, continue de diviser le mouvement.
Elle resitue le contexte d'apparition de l'expression et de sa relation avec les principales figures du féminisme musulman. «Cette nomination de féministe, les femmes musulmanes ont mis quelques années à se l'approprier, dit-elle.
L'Américaine Amina Wadud qui appelait depuis plusieurs années à cette relecture des Textes et à une égalité de genre, rejetait elle-même cette appellation de féminisme islamique en précisant que néanmoins si cela pouvait aider à faire comprendre son travail, elle l'accepterait mais qu'elle était avant tout
une femme de foi et que c'est à partir de sa foi qu'elle tendait vers cette égalité. Pour Asma Barlas, c'était la même chose».
Féministe islamique ou musulmane : les enjeux d'une appellation contrôlée
Toute une génération de féministes musulmanes menait ce travail sans se revendiquer du féminisme islamique, explique la sociologue belge. «Sur le terrain, en 2004, 2005 ou 2006, il ne fallait même pas en parler aux militantes qui dénonçait une approche néo-coloniale.
Elles se disaient femmes musulmanes avant tout», ajoute-t-elle. Hanane Karimi est l'une des figures engagées du féminisme musulman en France. Sociologue spécialisée en éthique, diplômée du Centre Européen de Recherche et d’Enseignement en Ethique (CEREE),
ses thèmes de recherche s’articulent autour de l’éthique appliquée dans les domaines de l’islam et du genre. Elle est membre de nombreux collectifs de luttes féministes.
Dans son approche transversale du féminisme, Hanane Karimi associe des analyse éthique, politique et sociologique. Elle reconnaît ainsi à l'instar de Malika Hamidi la difficulté à faire accepter cette formulation de féminisme islamique.
«Certaines féministes ne se reconnaissent pas toujours dans cet intitulé de féministe islamique. Elles se reconnaissent plus comme féministes musulmanes avec la diversité d'identité que cela recouvre.
Le féminisme musulman c'est d'abord une désignation de chercheuse. La dénomination de féministe est problématique car on prend des discours et des pratiques féministes qui s'articulent autour du paradigme islamique», détaille-t-elle.
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Houria Bouteldja : «Je ne me revendique pas du féminisme islamique»
Mais ajoute-t-elle aussitôt, la problématique féministe n'a pas de lien spécifique avec l'islam. «L'oppression des femmes n'est pas seulement quelque chose qui appartient à l'islam mais à l'humanité», même s'il faut ajouter, dit-elle,
aux discriminations de genre subies par les femmes, des contraintes supplémentaires, parmi lesquelles «la posture post-coloniale dans laquelle nous nous situons en tant que femmes musulmanes».
Autre problème soulevé cette fois ci par la porte-parole du Parti des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, la nature de la relation entre la réinterprétation des sources musulmanes par les femmes et les questions de discriminations vécues au quotidien par les musulmanes en France.
«Je ne me revendique pas du féminisme islamique, mais j'ai des questions. Que signifie la question de l'interprétation des textes quand on est une femme musulmane dans un quartier. Quand on est en lutte et qu'on subit la triple oppression : le genre, la classe, la race.
Des problèmes sociaux, d'argent, de boulot, de discrimination, des problèmes par rapport à la scolarisation des enfants et les crimes policiers. Je n'arrive pas à voir de lien entre une interprétation féministe du Coran et la résolution de ces problèmes.
C'est un mouvement qui existe et qui est réel. Simplement, je ne constate pas son implantation. Je ne rencontre pas dans la lutte que je mène de féministes islamiques», témoigne-t-elle.
Les secrets de l'empowerment féminin
Cette approche du PIR qui surinvestit la question politique et les déterminismes sociaux en lieu et place d'une posture fondée sur une approche religieuse est l'une des démarcations interne intéressante des mouvements féministes islamiques ou musulmans.
Bien que non féministe islamique, Houria Bouteldja incarne depuis une bonne décennie la figure de la militante des quartiers populaires en lutte contre l'islamophobie et le féminisme colonial meanstream.
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Houria Bouteldja du mouvement des Indigènes de la République, mobilisée en mars 2004, au cours d'une manifestation contre le projet de loi qui interdira le port du voile à l'école.
Pour elle, la question féministe imposée aux musulmans est un instrument de division caractéristique du néocolonialisme français. «L'islamophobie est le prolongement d'un racisme qui existait déjà hier contre les Arabes.
Il s'est métamorphosé à partir de l'affaire de Creil, du 11 septembre et il a pris un visage légal avec la loi de 2004. Ce n'est pas quelque chose de fondamentalement nouveau si l'on prend en compte l'histoire coloniale.
Le dévoilement des femmes algériennes durant la période coloniale illustre très bien cette réalité de séparation des genres instituée. La division de genre coloniale était déjà une pratique coloniale, elle se poursuit aujourd'hui dans le cadre républicain».
Hanane Karimi conteste cette approche hiérarchique qu'elle juge réductrice, partielle et insiste sur la dimension quotidienne, spirituelle et concrète de la réflexion féministe islamique qu'elle articule autour de la notion d'empowerment.
«La vie d'une femme n'est pas qu'une vie politique, même si les féministes ont dit que le privé était politique. Un système englobant comme l'islam qui règle la vie quotidienne des musulmanes est nécessairement interrogé par elle».
La loi du 15 mars ou l'union des machismes communautaire et étatique
La chercheuse du CERE poursuit son argumentation en s'appuyant sur des exemples quotidiens. «Quand les femmes s'investissent dans l'empowerment, c'est tout leur structure familiale qu'elles aident.
Des questions concrètes comme la répartition des tâches ménagères, la nécessité pour les femmes de travailler à l'extérieur pour améliorer le niveau de vie familial ou de faire des études sont des questions auxquelles les féministes islamiques se sont penchées comme des pratiques authentiquement
féministes», souligne-t-elle. Hanane Karimi va d'ailleurs plus loin : elle estime que le vote de la loi du 15 mars 2004, interdisant le port du voile à l'école, et qui a marginalisé plusieurs étudiantes voilées, démontre l'alliance indirecte des formes de misogynie qu'elles émanent de l'Etat ou de la communauté
musulmane. «L'étau de la loi du 15 mars est venu enfermer les femmes dans quelque chose de plus domestique. Là il y a quelque de l'ordre de la connivence entre l'Etat et le machisme à connotation religieuse». S'insérer dans la vie économique et sociale :
c'est également le constat auquel Malika Hamidi aboutit. «La vraie priorité des femmes aujourd'hui ce n'est pas de diriger la prière mais de travailler d'étudier et d'être reconnue comme des citoyennes à part entière».
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Le droit de pouvoir librement effectuer des études et choisir une carrière professionnelle font partie des revendications portées par les féministes musulmanes.
La chercheuse belge évoque par ailleurs un élément important : la discrimination n'est pas seulement le fruit des hommes. «Les plus grandes résistantes à l'action féministe sont les femmes elles-mêmes. Il m'est arrivé d'aller à des conférences où l'on m'a dit :
tu ne parles pas de féminisme islamique, tu parles de libération et d'émancipation».
Dans le sillage de Asma Lamrabet
Autre défi qui divise les féministes musulmanes : la question de la réinterprétation du Coran et de la tradition prophétique par les musulmanes. Pour Malika Hamidi, les féministes musulmanes d'Europe pécheraient par frilosité et manque d'audace sur ce point précis.
«En Europe francophone, il y a une frilosité à réinterroger les textes. Je ne connais pas de groupes de femmes qui aient osé réquisitionner les textes de manière ambitieuse, pour proposer une lecture et une critique des Textes qui soit validé par des savants,
dans une perspective féministe en puisant dans le féminisme actuel les concepts et la méthodologie pour s'émanciper de toute forme de domination» explique-t-elle.
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Dans la galaxie du féminisme islamique, Asma Lamrabet est une figure incontournable. Cette médecin marocaine qui s'est investie en profondeur dans la recherche sur les textes de l'islam, travaille au centre d'étude de recherche et de formation sur l'islam sur la question de l'interprétation des sources et le caractère genré des avis religieux misogynes présent dans la tradition jurisprudentielle musulmane. Elle est l'auteure de plusieurs ouvrages, dont le dernier Femmes et hommes dans le Coran : quelle égalité ?
La directrice générale de European Muslim Network rappelle néanmoins le travail important mené par la Marocaine Asma Lamrabet, docteure et fondatrice du centre d'étude de recherche et de formation sur l'islam, qui réunit des chercheuses et des théologiennes oeuvrant à la déconstruction des
réinterprétations machistes des sources islamiques.
Les réserves du PIR sur le féminisme islamique
Elle en souligne pourtant les limites pour la réalité européenne. «Pour que ce travail soit acté sur le terrain, beaucoup disent : il nous faut l'accord et l'aval de nos savants religieux». Serait-ce alors le serpent féministe qui se mord la queue ?
En Europe, on perçoit davantage de luttes menées sur le plan sociopolitique face aux lois «liberticides» votées contre le foulard ou «les discriminations à l'emploi», reconnaît la Belge. «Cette frilosité à remettre en cause y compris certains versets court-circuite le travail de relecture des sources
scripturaires», confesse finalement Malika Hamidi. Du côté des Indigènes de la République, la critique de l'approche confessionnalisante des féministes islamiques est bien réelle. «Si nous étions au Maroc où l'islam est religion d'Etat, je comprendrais cette lecture féministe à partir d'une lecture du Coran,
qui remettrait en cause le patriarcat, mais je le comprendrais malgré tout avec réserve car je ne crois pas que la question du genre soit liée à l'islam. Mais en France où l'islam n'est pas religion d'Etat, quel est l'objet et l'objectif de cette démarche dans la mesure où les questions du genre,
comme celle de la classe et de la race et plus généralement les rapports de domination sont déterminés par les institutions, par un système économique, une forme qu'a l'Etat, comment répond-on à ces questions à partir du Coran ?», réinterroge à nouveau Houria Bouteldja.
Le Coran au cœur du message féministe de l'islam
Mais les féministes musulmanes ne partagent pas que des divergences entre elles. Au cœur de la démarche épistémologique qui fonde leur action, ces femmes ont découvert et adopté une lecture essentielle et primordiale qui ne cesse d'éclairer leur travail.
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Autre figure contemporaine importante, Zahra Ali, française émigrée en Grande-Bretagne et l'auteur de Féminismes islamiques aux éditions La Fabrique.
Celle que le message du Coran est un message émancipateur pour les femmes, qu'il l'a été historiquement et que l'islam des origines n'a que peu de choses à voir avec l'appropriation masculine et politique qu'en ont fait les dynasties suivantes. Pour ces femmes qui ont su réunir contre elles,
à la fois les plus rigoristes des imams et les plus laïcardes des féministes, c'est en revenant aux sources que les féministes musulmanes pourront redécouvrir et donc se réapproprier le sens des Textes. Elles en sont persuadées : les femmes avaient dès les débuts de l'islam une place prépondérante.
La transmission du savoir après la mort du Prophète réalisée par son épouse Aïcha, en est la preuve symbolique. Une conviction qui les met en droite ligne face au courant du féminisme dominant, mainstream, qu'elle qualifie de colonial.
L'union sacrée des musulmanes contre le féminisme dominant
Sur ce terrain là, plus aucune divergences. Hanane Karimi allume la mèche. «Les féministes musulmanes ne cherchent aucune reconnaissance des féministes mainstream. Elles dénoncent leur discours féministe laïque qui voudrait croire qu'il ait pensé toutes les manières d'émancipation des femmes»,
dit-elle, en récusant le caractère universaliste autoproclamé par ce féminisme. «Elles ne peuvent pas appliquer leur modèle laïque, hégémonique qui n'est qu'un particularisme français à toute l'humanité. Ce n'est pas possible car cet universalisme est biaisé.
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Elisabeth Badinter incarne en France la tradition du féminisme mainstream ou dominant, caractérisée par une approche laïciste et universaliste appuyée sur les Lumières françaises.
N'oublions pas qu'une femme comme Olympes de Gouges qui a dénoncé au moment de la Révolution française cette exclusion des femmes a fini sur l'échafaud. Ces lumières universelles doivent être interrogées», conclut la chercheuse française.
Même son de cloche chez Houria Bouteldja et Malika Hamidi : il faut décoloniser le féminisme. «Il y a encore beaucoup de réticence pour les féministes de voir des femmes voilées. Le futur des mouvements féministes mainstream sera d'accepter ces nouvelles générations de femmes,
de reconnaître que l'universalité du féminisme est questionné par ces femmes qui à partir d'un paradigme islamique souhaite être reconnues comme telles», commente Malika Hamidi.
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Caroline Fourest, essayiste, est l'autre figure médiatique très présente sur le terrain du féminisme mainstream.
Aujourd'hui, les challenges qui attendent ces femmes de conviction est double : lutter à l'intérieur de la communauté musulmane contre les pratiques culturelles misogynes et machistes.
Oeuvrer dans la société civile pour une décolonisation du féminisme qui par sa grille de lecture essentialiste, disent-elles, exclue et marginalise les femmes musulmanes. Une tâche immense que ne désavouerait pas les antiques Amazones.